Historien de la Révolution française, observateur aiguisé de la démocratie devenue, de son propre aveu, le grand sujet de son existence, membre du Parti communiste français dans les années 1950, François Furet eut à plusieurs reprises l’utopie sur son agenda intellectuel. Non qu’il puisse passer pour l’un de ses théoriciens, encore moins pour l’un de ses apôtres. Aucun de ses livres ou travaux ne prend le sujet à bras le corps. Seule une importante conférence prononcée à Lisbonne en mai 1997, à quelques semaines de sa disparition, aborde la question de face. Pire même, ses adversaires de gauche et d’extrême-gauche firent de lui un liquidateur de l’utopie, l’accablant de la responsabilité d’avoir dévitalisé la gauche de l’un de ses principaux carburants en exigeant d’elle qu’elle renonçât à ses rêves et à ses projections imaginaires pour se concentrer sur une réalité dont elle se détournait. S’il n’est point contestable que Furet fut dès les années 1970 un critique de l’utopie comprise comme un fantasme politique toujours démenti par l’histoire, soit par les monstres engendrés – l’utopie passant à sa manière comme un moment de la pensée où sommeillerait la raison –, soit par le non accomplissement de ses promesses, l’historien n’en entretint pas moins avec elle des liens plus complexes, en tout cas des relations qui ne peuvent se réduire à une répudiation hautaine. Il suffit de reprendre au plus près son œuvre d’historien du politique telle qu’elle se constitua à partir des années 1970 pour s’en convaincre.